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Le Soleil disparu rayonne sur la mer

Le soleil disparu rayonne sur la mer,
Le navire propage un remous d’émeraude,
Le sable garde empreint le rampement du ver.
Ève est nue, et derrière Ève le serpent rôde.
Déjà l’étoile errante éclaire d’autres cieux
Quand son sillage encore nous éblouit les yeux.
Le soir l’ombre de l’arbre est plus longue que l’arbre.
La source s’élargit dans le ruisseau, le marbre
Jette au vent son manteau de lierre souple et noir.
La douleur sur un sein meurtri berce l’espoir,
La volupté nourrit pour fille la tristesse,
Et la femme qui marche, harmonieuse, laisse
Après elle un sillon d’amour et de parfum.
Ainsi tout se survit dans un écho, dans un
Reflet ou dans une ombre, hélas ! Quand l’homme est seul
À ne pas rayonner à travers son linceul.
L’aile agile du temps obscurcit sa pensée
D’une ride à l’instant par une autre effacée,
Et ses rêves, au cœur des races qui viendront,
Ne feront même pas le bruit lointain que font
Les chutes de cailloux dans l’eau d’un puits profond.
 
Aussi, lorsque, épuisant nos âmes inquiètes,
Nous, les plus douloureux des hommes, les poètes,
Les doigts entrelacés sur le front, nous songeons
Que les élans plaintifs de nos cœurs vers la gloire
Tariront comme l’eau qui pleure entre les joncs,
Que nos livres détruits pleuvront en cendre noire
Sur la terre féconde et les bois toujours verts,
Que le temps laissera mourir dans sa mémoire
Le son de plus en plus affaibli de nos vers.
 
Alors le spectre amer du doute nous visite,
La stance suspendue à notre plume hésite,
Et, devant la croisée ouverte sur le ciel
Dont l’azur sans écho nous dicte le silence,
Nous mêlons nos sanglots au soupir fraternel
Que forme le feuillage ému qui se balance
Dans l’ombre des jardins profonds, obscurément.
Le vent fait palpiter au bord de la fenêtre
Nos strophes où le sens dans les mots s’enchevêtre :
Qu’il les balaie au loin pour que notre tourment
Sublime n’aille pas divertir un moment
L’ennui d’un siècle impur en qui rien ne réveille
L’intérieur écho de la divinité !
 
Tel, chanteur inutile à l’époque trop vieille,
Le poète, pesant enfin sa vanité,
Prie et pleure, le cœur gonflé comme une voile,
Jusqu’à l’heure où, baignant les toits de la cité,
L’aube naissante éteint l’étoile après l’étoile.

Le cœur solitaire (1896)

#ÉcrivainsFrançais

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