Un volume de poésies dont toute l’édition s’épuise en quelques semaines, & qu’on est obligé de réimprimer, c’est un événement assez rare en librairie pour qu’on le remarque & que l’on cherche à s’en rendre compte.
Le succès ici ne peut être imputé ni à la renommée de l’auteur, ni à son autorité dans le monde, ni au concours des journaux.
Les Rayons perdus sont l’œuvre d’un tout jeune poëte, & ce poëte est une jeune fille dont la vie n’a point dépassé jusqu’ici l’enclos de la maison paternelle. Les journaux ne le connaissent point, & nulle coterie n’a intérêt à surfaire son mérite.S’il a réussi, c’est donc par des raisons de sympathie particulières, &, cette sympathie, je ne puis mieux l’expliquer qu’en exprimant mes impressions personnelles à la lecture des Rayons perdus.
Ce livre, je l’ai lu des premiers, & le charme que j’y ai trouvé d’abord, c’est celui de la sincérité.
Communément les femmes qui écrivent en vers ont pour premier soin de se déguiser, de se transformer. Elles jouent la poésie, si l’on veut bien me passer ce mot de théâtre & de carnaval, en « travesti «, se croyant apparemment plus à l’aise sous un costume qui n’est pas le leur. Pour quelques-unes c’est affaire d’imitation, les modèles parlant généralement & même presque universellement au masculin. En France, constatons-le, la Poésie est un art d’hommes : une demoiselle, des mieux élevées & du meilleur monde, ne craint pas de s’exposer au piano devant une foule ; elle n’hésite pas à répéter devant une assemblée souvent aussi nombreuse que le public d’une salle les accents passionnés d’une Desdemone, ou d’une Rachel (J’ai su tromper les yeux d’un père...) ; elle osera même aller faire une copie au Louvre & dresser son chevalet parmi les rapins. Mais publier des vers chez un éditeur, c’est-à-dire faire vendre un livre dans une boutique à une demi-lieue de chez soi, cela ne se fait pas, cela est mal vu. Aussi les femmes, en petit nombre, qui s’y risquent, se limitent-elles par concession aux sentiments généraux & banals : on est la Muse de la Patrie ; on chante la religion, la nature, la famille, la paix du foyer. Quant à parler en son propre nom, quant à rythmer ses douleurs & ses espérances, ses propres sentiments & ses propres pensées, qui l’oserait ? Il faut un rare courage pour affronter cette digue si puissante en France, l’usage ; tellement rare que dans ce siècle, qui pourtant compte toute une pléiade de dames poëtes d’un talent distingué, une seule, madame Desbordes-Valmore, a osé être franchement & constamment femme, ne peindre, n’exprimer que les sentiments & les passions de son sexe, fille, amante, femme, mère, sans la moindre complicité avec les idées & les ambitions de l’autre sexe, femme devant la barricade de Saint-Merri, comme auprès du lit de sa mère ou du berceau de son fils.
« Qu’elle chante, a dit un jour Charles Baudelaire, les langueurs de la jeune fille, la désolation morne d’une Ariane abandonnée, ou les enthousiasmes de la maternité, son chant garde toujours l’accent délicieux de la femme... Cette torche qu’elle agite à nos yeux pour éclairer les mystérieux bocages du sentiment, ou qu’elle pose, pour la raviver, sur notre plus intime souvenir, amoureux ou filial, cette torche, elle l’a allumée au plus profond de son propre cœur. »
Mais pour atteindre à une telle hauteur d’audace, il faut l’intrépidité d’un héros, ou l’ingénuité d’un enfant : il faut être une guerrière comme Louise Charly la Lyonnaise, ou une pauvre hirondelle voyageuse comme Marceline Desbordes !
L’auteur des Rayons perdus est un poëte sincère, & nous l’en félicitons, car cette sincérité est la marque d’une âme fière & loyale, de la chaleur du cur & de l’innocence de l’esprit.
Jeune fille, de quoi parlerait-elle, sinon comme elle le dit elle-même, de l’éternel roman
Elle a aimé, & elle ose le dire ; elle a souffert, & elle en est orgueilleuse. On devine à la franchise de ses épanchements l’influence d’une de ces fortes éducations qui font l’âme pure & noble sans l’affaiblir & sans l’enniaiser. Son poëme est bien le poëme de la femme, & de la femme de dix-huit ans ; c’est le cantique de toutes les espérances & de toutes les illusions, auxquelles se mêlent nécessairement les regrets, la mélancolie, les colères d’un cœur parfois désappointé ; illusions encore sans doute, car l’auteur des Rayons perdus est à cet âge heureux & riche où les premières déceptions sont affronts & blessures pour l’âme invulnérée. On sourit à entendre une enfant de vingt ans à peine parler de désespoir & dire que tout est fini pour elle dans la vie. Qu’importe cependant si l’illusion est naïve, & pourvu que l’expression nous rende la grâce & l’énergie d’un sentiment vrai ? Par sa candeur & sa franchise mademoiselle Siefert retrouve par moments la fracheur des premiers âges & la simplicité des grands modèles. Il est tel vers, tel passage dans les Rayons perdus qui nous a rappelé la plainte d’Antigone allant au supplice : « Je n’aurai point connu l’amour ni l’hymen, & je n’aurai point élevé d’enfant ! »
Quel rêve, encor plus doux que celui de l’amour !Antigone, il est vrai, va mourir ; mais n’est-ce point une mort aussi que ce détachement violent d’un espoir, ou d’une chimère ? Qui n’a pas été un peu Werther à vingt ans ? Ces renoncements, ces dégoûts de la vie, sont-ils autre chose que la suprême révolte d’une âme ignorante du mal & désenchantée, qui ne veut pas se rendre à la réalité sans combats, & navrée de survivre à son rêve ?
La sincérité, voilà donc, selon moi, le premier motif de la sympathie qui a accueilli le début de mademoiselle Siefert. N’est-il pas vrai que plus le poëte est « personnel » & plus il intéresse ? Le cœur de l’homme sera toujours pour l’homme le sujet préféré, & quand ce cœur est le cœur d’une femme, l’intérêt, par l’attrait du mystère, s’augmente d’une curiosité qui l’avive & d’une pitié qui l’attendrit.
Le second mérite du livre est dans la fermeté du langage. On n’y trouve rien de ce vague, de ces équivoques, de ces obscurités dont ordinairement les femmes emmaillottent leur style, peut-être par habitude du voile, du masque & du vêtement flottant. Mademoiselle Siefert parle une langue claire, agile, précise. Je ne nierai pas qu’il ne s’y rencontre parfois de la négligence, & même de l’incorrection. Ces incorrections, je les déplore ; mais j’ai confiance dans l’avenir qui les redressera. Un esprit aussi énergique & aussi droit doit aimer à se corriger. A l’exemple de la grande Marceline, dont le souvenir ne peut être évité ici à cause de l’analogie des talents signalée dès les premiers jours par les lecteurs compétents, mademoiselle Siefert procède par cris, par élans. Elle a de ces vers inoubliables, comme il en foisonne dans les Pleurs, dans Bouquets et Prières, & dans les autres recueils du même auteur. Je n’ai pas besoin d’ouvrir le livre pour les retrouver ; ma mémoire m’en fournit plus qu’il n’en faut pour la preuve :Dans sa ville natale, à Lyon, mademoiselle Siefert a obtenu les plus honorables suffrages, celui de M. de Laprade, celui de M. Soulary, qui a publié dans le Salut public un compte rendu enthousiaste, bientôt suivi d’autres articles élogieux dans les divers journaux de la ville, le Courrier, le Progrès, la Discussion.
Ce succès grandira sans doute & se confirmera à Paris, d’où mademoiselle Siefert a déjà reçu les témoignages les plus favorables. MM. Sainte-Beuve, Émile Deschamps, Théodore de Banville, Leconte de Lisle, Auguste Vacquerie, François Coppée, d’autres encore se sont empressés d’applaudir à son début & de lui adresser leurs félicitations & leurs encouragements. L’an dernier, avant la publication du volume, une pièce adressée à Guernesey lui valait cette approbation décisive qui est viatique du poète qui se met en marche. Et Elle, celle que nous avons deux fois nommée, celle de qui on l’a rapprochée comme une digne élève, la grand femme-poète du XIXe siècle, Marceline Valmore, de quels sourires maternels & de quels applaudissements chaleureux n’eût-elle pas salué cet essor d’un jeune talent où revient ses tendresses & son génie ! Elle, la mère des douleurs, l’infatigable messagère hautaine & dans ce cœur résonnant sous les même marteaux qui l’ont frappée ! Elle l’eût adopté sans doute, & l’eût baptisé de ces larmes qu’elle ne ménagea jamais ni à la souffrance ni à la gloire.
Nous espérons que Paris, le public & la presse feront à cette nouvelle édition, bien réellement nouvelle puisque elle est augmentée de pièces inédites, l’accueil qu’elle mérite & que lui présagent de si hautes sympathies.11. Deux journaux ont déjà pris les devants : Le Temps, dans la chronique si littéraire & si généreuse de M. X. Feyruet, & L’Artiste, qui a publié un fragment en le faisant préceder d’une appréciation des plus pénétrantes & des plus cordiales.