Caricamento in corso...

Lettre– J’ai mal dormi

J’ai mal dormi. C’est votre faute.
J’ai rêvé que, sur des sommets,
Nous nous promenions côte à côte,
Et vous chantiez, et tu m’aimais.
 
Mes dix-neuf ans étaient la fête
Qu’en frissonnant je vous offrais ;
Vous étiez belle et j’étais bête
Au fond des bois sombres et frais.
 
Je m’abandonnais aux ivresse ;
Au-dessus de mon front vivant
Je voyais fuir les molles tresses
De l’aube, du rêve et du vent.
 
J’étais ébloui, beau, superbe ;
Je voyais des jardins de feu,
Des nids dans l’air, des fleurs dans l’herbe,
Et dans un immense éclair, Dieu.
 
Mon sang murmurait dans mes tempes
Une chanson que j’entendais ;
Les planètes étaient mes lampes ;
J’étais archange sous un dais.
 
Car la jeunesse est admirable,
La joie emplit nos seins hardis ;
Et la femme est le divin diable
Qui taquine ce paradis.
 
Elle tient un fruit qu’elle achève
Et qu’elle mord, ange et tyran ;
Ce qu’on nomme la pomme d’Ève,
Tristes cieux ! c’est le coeur d’Adam.
 
J’ai toute la nuit eu la fièvre.
Je vous adorais en dormant ;
Le mot amour sur votre lèvre
Faisait un vague flamboiement.
 
Pareille à la vague où l’oeil plonge,
Votre gorge m’apparaissait
Dans une nudité de songe,
Avec une étoile au corset.
 
Je voyais vos jupes de soie,
Votre beauté, votre blancheur ;
J’ai jusqu’à l’aube été la proie
De ce rêve mauvais coucheur.
 
Vous aviez cet air qui m’enchante ;
Vous me quittiez, vous me preniez ;
Vous changiez d’amours, plus méchante
Que les tigres calomniés.
 
Nos âmes se sont dénouées,
Et moi, de souffrir j’étais las ;
Je me mourais dans des nuées
Où je t’entendais rire, hélas !
 
Je me réveille, et ma ressource
C’est de ne plus penser à vous,
Madame, et de fermer la source
Des songes sinistres et doux.
 
Maintenant, calmé, je regarde,
Pour oublier d’être jaloux,
Un tableau qui dans ma mansarde
Suspend Venise à quatre clous.
 
C’est un cadre ancien qu’illumine,
Sous de grands arbres, jadis verts,
Un soleil d’assez bonne mine
Quoique un peu mangé par les vers.
 
Le paysage est plein d’amantes,
Et du vieux sourire effacé
De toutes les femmes charmantes
Et cruelles du temps passé.
 
Sans les éteindre, les années
Ont couvert de molles pâleurs
Les robes vaguement traînées
Dans de la lumière et des fleurs.
 
Un bateau passe. Il porte un groupe
Où chante un prélat violet ;
L’ombre des branches se découpe
Sur le plafond du tendelet.
 
À terre, un pâtre, aimé des muses,
Qui n’a que la peau sur les os,
Regarde des choses confuses
Dans le profond ciel, plein d’oiseaux.

Les chansons des rues et des bois (1865)

#ÉcrivainsFrançais

Altre opere di Victor Hugo...



Top