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Dehors

Un enfant marche en rêvant son rêve le poursuit en
 
souriant
Pas un rêve de plus tard quand je serai grand non
 
un rêve de tout de suite marrant proche et vivant
Et l’enfant glisse et tombe et son rêve se brise et l’enfant
 
s’éloigne en boitant laissant sur le trottoir une
 
petite flaque de sang
Arrive alors le vieux colonial que tout le monde encore
 
appelle le
Commandant
Figé devant la flaque il vitupère ostensiblement
Osang sang d’enfant sang perdu
 
et inutilement répandu tu ne devrais couler qu’à ton heure et pour le salut de l’Empire
Mais son sang à lui se fâche son sang aigri délavé desséché blanchi sous le harnais
 
 
 
Et
 
passant réglementairement par la voie hérarchique artérielle sclérosée et tricolorisée
 
lui donne un mauvais goût avant de s’abîmer
 
définitivement
 
La terre tourne brutalement et le rebord du trottoir où s’étale encore la petite flaque de sang arrive exactement à la hauteur de la tête du
Commandant
 
Un monsieur qui sans aucun doute est quelqu’un survient bientôt avec quelques plaques de verre et à son tour se penohe sur le trottoir mais très délicatement
 
Un peu plus tard devant un public de choix il démontre amphithéâtralement l’éternelle beauté de la race qui permet à un vieux militaire âgé de soixante-neuf ans de rendre son âme à
Dieu en ne versant en fin de compte qu’un peu de sang en tout semblable et ceci démontré scientifiquement à celui d’un petit enfant
 
Alors dans un inoubliable et chaleureux élan de légitime fierté congratulatoire tout le monde ému souriant pleurant s’embrassant s’applaudissant se dresse debout comme un seul homme en entonnant
Allons enfants
 
Et comme un seul homme lui aussi un homme seul est resté assis
 
un garçon de laboratoire venu là par désœuvrement
 
Il est immédiatement et unanimement montré du doigt et foudroyé du regard
 
Excusez-moi je sommeillais
 
 
 
la guerre moi je trouve cela d’un ennui mortel
 
alors vous comprenez
 
Mais ne vous gênez pas
 
poursuivez vos ébats
 
allez allez
 
allez enfants marchez marchez
 
qu’un sang impur abreuve vos sillons et que vos trompettes de
Jéricho par la même et grande occasion renversent la muraille du son
 
Enfin pardonnez-moi d’avoir troublé innocemment vos grandes effusions de sang
 
Et comme il est jeté dehors ignominieusement
 
Dehors
 
la guerre et la mort ont beau se rappeler à son meilleur souvenir
 
dehors et déjà comme tous les jours
 
il court à son rendez-vous d’amour
 
Pour lui
 
le sang c’est toujours
 
l’amant de cœur de la vie
 
Aussi vrai qu’il y a une barrique de vin rouge dans
 
l’arrière-boutique de la lune
Aussi vrai qu’il y a une carafe d’eau fraîche à la
 
terrasse du soleil
Aussi vrai qu’il y a une fanfare de poissons dans
 
chaque vague de la mer
 
Aussi vrai
 
que la fille inquiète et debout devant le calendrier
 
attend sans rien dire le sang qui se fait prier.
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