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La nature à l’homme

Dans tout l’enivrement d’un orgueil sans mesure,
Ébloui des lueurs de ton esprit borné,
Homme, tu m’as crié : « Repose-toi, Nature !
            Ton œuvre est close : je suis né ! »
 
Quoi ! lorsqu’elle a l’espace et le temps devant elle,
Quand la matière est là sous son doigt créateur,
Elle s’arrêterait, l’ouvrière immortelle,
            Dans l’ivresse de son labeur ?
 
Et c’est toi qui serais mes limites dernières ?
L’atome humain pourrait entraver mon essor ?
C’est à cet abrégé de toutes les misères
            Qu’aurait tendu mon long effort ?
 
Non, tu n’es pas mon but, non, tu n’es pas ma borne
À te franchir déjà je songe en te créant ;
Je ne viens pas du fond de l’éternité morne.
            Pour n’aboutir qu’à ton néant.
 
Ne me vois-tu donc pas, sans fatigue et sans trêve,
Remplir l’immensité des œuvres de mes mains ?
Vers un terme inconnu, mon espoir et mon rêve,
            M’élancer par mille chemins,
 
Appelant, tour à tour patiente ou pressée,
Et jusqu’en mes écarts poursuivant mon dessein,
À la forme, à la vie et même à la pensée
            La matière éparse en mon sein ?
 
J’aspire ! C’est mon cri, fatal, irrésistible.
Pour créer l’univers je n’eus qu’à le jeter ;
L’atome s’en émut dans sa sphère invisible,
            L’astre se mit à graviter.
 
L’éternel mouvement n’est que l’élan des choses
Vers l’idéal sacré qu’entrevoit mon désir ;
Dans le cours ascendant de mes métamorphoses
            Je le poursuis sans le saisir ;
 
Je le demande aux cieux, à l’onde, à l’air fluide,
Aux éléments confus, aux soleils éclatants ;
S’il m’échappe ou résiste à mon étreinte avide,
            Je le prendrai des mains du Temps.
 
Quand j’entasse à la fois naissances, funérailles,
Quand je crée ou détruis avec acharnement,
Que fais-je donc, sinon préparer mes entrailles
            Pour ce suprême enfantement ?
 
Point d’arrêt à mes pas, point de trêve à ma tâche !
Toujours recommencer et toujours repartir.
Mais je n’engendre pas sans fin et sans relâche
            Pour le plaisir d’anéantir.
 
J’ai déjà trop longtemps fait œuvre de marâtre,
J’ai trop enseveli, j’ai trop exterminé,
Moi qui ne suis au fond que la mère idolâtre
            D’un seul enfant qui n’est pas né.
 
Quand donc pourrai-je enfin, émue et palpitante,
Après tant de travaux et tant d’essais ingrats,
À ce fils de mes vœux et de ma longue attente
            Ouvrir éperdument les bras ?
 
De toute éternité, certitude sublime !
Il est conçu ; mes flancs l’ont senti s’agiter.
L’amour qui couve en moi, l’amour que je comprime
            N’attend que Lui pour éclater.
 
Qu’il apparaisse au jour, et, nourrice en délire,
Je laisse dans mon sein ses regards pénétrer.
—Mais un voile te cache.—Eh bien ! je le déchire :
            Me découvrir c’est me livrer.
 
Surprise dans ses jeux, la Force est asservie.
Il met les Lois au joug. À sa voix, à son gré,
Découvertes enfin, les sources de la Vie
            Vont épancher leur flot sacré.
 
Dans son élan superbe il t’échappe, ô Matière !
Fatalité, sa main rompt tes anneaux d’airain !
Et je verrai planer dans sa propre lumière
            Un être libre et souverain.
 
Où serez-vous alors, vous qui venez de naître,
Ou qui naîtrez encore, ô multitude, essaim,
Qui, saisis tout à coup du vertige de l’être,
            Sortiez en foule de mon sein ?
 
Dans la mort, dans l’oubli. Sous leurs vagues obscures
Les âges vous auront confondus et roulés,
Ayant fait un berceau pour les races futures
            De vos limons accumulés.
 
Toi-même qui te crois la couronne et le faîte
Du monument divin qui n’est point achevé,
Homme, qui n’es au fond que l’ébauche imparfaite
            Du chef-d’œuvre que j’ai rêvé,
 
À ton tour, à ton heure, il faut que tu périsses.
Ah ! ton orgueil a beau s’indigner et souffrir,
Tu ne seras jamais dans mes mains créatrices
            Que de l’argile à repétrir.

Poésies philosophiques (1871)

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