Victor Hugo

À un ami

Sur l’effrayante falaise,
Mur par la vague entrouvert,
Roc sombre où fleurit à l’aise
Un charmant petit pré vert,
 
Ami, puisque tu me laisses
Ta maison loin des vivants
Entre ces deux allégresses,
Les grands flots et les grands vents,
 
Salut ! merci ! les fortunes
Sont fragiles, et nos temps,
Comme l’algue sous les dunes,
Sont dans l’abîme, et flottants.
 
Nos âmes sont des nuées
Qu’un vent pousse, âpre ou béni,
Et qui volent, dénouées,
Du côté de l’infini.
 
L’énorme bourrasque humaine,
Dont l’étoile est la raison,
Prend, quitte, emporte et ramène
L’espérance à l’horizon.
 
Cette grande onde inquiète
Dont notre siècle est meurtri
Écume et gronde, et me jette
Parfois mon nom dans un cri.
 
La haine sur moi s’arrête.
Ma pensée est dans ce bruit
Comme un oiseau de tempête
Parmi les oiseaux de nuit.
 
Pendant qu’ici je cultive
Ton champ comme tu le veux,
Dans maint journal l’invective
Grince et me prend aux cheveux.
 
La diatribe m’écharpe ;
Je suis âne ou scélérat ;
Je suis Pradon pour Laharpe,
Et pour de Maistre Marat.
 
Qu’importe ! les coeurs sont ivres.
Les temps qui viennent feront
Ce qu’ils pourront de mes livres
Et de moi ce qu’ils voudront.
 
J’ai pour joie et pour merveille
De voir, dans ton pré d’Honfleur,
Trembler au poids d’une abeille
Un brin de lavande en fleur.

"Les chansons des rues et des bois (1865)"

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