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Le bord de la mer

HARMODIUS
La nuit vient. Vénus brille.
 
L’ÉPÉE
Harmodius, c’est l’heure !
 
LA BORNE DU CHEMIN
Le tyran va passer.
 
HARMODIUS
J’ai froid, rentrons.
 
UN TOMBEAU
Demeure.
 
HARMODIUS
Qu’es-tu ?
 
LE TOMBEAU
Je suis la tombe.—Exécute, ou péris.
 
UN NAVIRE A L’HORIZON
Je suis la tombe aussi, j’emporte les proscrits.
 
L’ÉPÉE
Attendons le tyran.
 
HARMODIUS
J’ai froid. Quel vent !
 
LE VENT
Je passe.
Mon bruit est une voix. Je sème dans l’espace
Les cris des exilés, de misère expirants,
Qui sans pain, sans abri, sans amis, sans parents,
Meurent en regardant du côté de la Grèce.
 
VOIX DANS L’AIR
Némésis ! Némésis ! lève-toi, vengeresse !
 
L’ÉPÉE
C’est l’heure. Profitons de l’ombre qui descend.
 
LA TERRE
Je suis pleine de morts.
 
LA MER
Je suis rouge de sang.
Les fleuves m’ont porté des cadavres sans nombre.
 
LA TERRE
Les morts saignent pendant qu’on adore son ombre.
À chaque pas qu’il fait sous le clair firmament,
Je les sens s’agiter en moi confusément.
 
UN FORÇAT
Je suis forçat, voici la chaîne que je porte,
Hélas ! pour n’avoir pas chassé loin de ma porte
Un proscrit qui fuyait, noble et pur citoyen.
 
L’ÉPÉE
Ne frappe pas au cœur, tu ne trouverais rien.
 
LA LOI
J’étais la loi, je suis un spectre. Il m’a tuée.
 
LA JUSTICE
De moi, prêtresse, il fait une prostituée.
 
LES OISEAUX
Il a retiré l’air des cieux, et nous fuyons.
 
LA LIBERTÉ
Je m’enfuis avec eux ;—ô terre sans rayons,
Grèce, adieu !
 
UN VOLEUR
Ce tyran, nous l’aimons. Car ce maître
Que respecte le juge et qu’admire le prêtre,
Qu’on accueille partout de cris encourageants,
Est plus pareil à nous qu’à vous, honnêtes gens.
 
LE SERMENT
Dieux puissants ! à jamais fermez toutes les bouches !
La confiance est morte au fond des cœurs farouches.
Homme, tu mens ! Soleil, tu mens ! Cieux, vous mentez !
Soufflez, vents de la nuit ! emportez, emportez
L’honneur et la vertu, cette sombre chimère !
 
LA PATRIE
Mon fils, je suis aux fers ! Mon fils, je suis ta mère !
Je tends les bras vers toi du fond de ma prison.
 
HARMODIUS
Quoi ! le frapper, la nuit, rentrant dans sa maison !
Quoi ! devant ce ciel noir, devant ces mers sans borne !
Le poignarder, devant ce gouffre obscur et morne,
En présence de l’ombre et de l’immensité !
 
LA CONSCIENCE
Tu peux tuer cet homme avec tranquillité.
 
             Jersey, le 25 octobre.

Les châtiments (1853)

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