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DrÔle d’immeuble

Dans une chambre au sixième
 
un coquillage est posé sur la table
 
soudain il se met à chanter
 
L’homme est réveillé par le bruit de la mer
 
il voit le coquillage
 
il lui sourit
 
il veut le prendre avec les mains
 
mais le coquillage s’enfuit
 
Et l’homme assis sur son lit
 
regarde le réveille-matin
 
avec ses oreilles il entend la sonnerie
 
il secoue la tête pour chasser le bruit
 
mais la sonnerie continue
 
L’homme se lève
 
il est tout nu
 
un homme comme les autres sauf qu’il est bossu
 
Il ouvre la fenêtre
 
il se penche
 
il enjambe
 
il se jette
 
 
 
Un homme à la mer
 
dit le concierge en balayant le corps
 
Drôle d’immeuble
 
Le facteur sonne à l’entresol
 
il tient une lettre à la main
 
la porte s’ouvre
 
un barbu passe la tête
 
la lettre s’envole
 
Qu’est-ce que c’est demande le barbu
 
Rien dit le facteur une lettre
 
les écrits s’envolent les paroles restent
 
Ah dit le barbu
 
il ferme la porte et se rendort
 
et sa petite barbe sur le drap
 
c’est comme un gros rat angora
 
Drôle d’immeuble
 
Au quatrième sur la cour
 
un enfant joue avec des allumettes
 
et il met le feu à son père
 
Un peu plus tard la mère arrive
 
Ça sent le caoutchouc grillé
 
qu’est-ce que tu as encore fait
 
C’est rien
 
les bretelles à papa
 
Où est-il ton père
 
Je ne sais pas maman je ne sais pas
 
La mère cherche
 
et l’enfant fait semblant de chercher
 
Brave petit cœur
 
Soudain la mère voit le cendrier plein
 
C’est fou ce que cet homme peut fumer
 
ça coûte cher et ça ne sert à rien
 
Elle prend le cendrier
 
et dans la cuisine l’enfant la suit
 
Cendrier vidé dans la poubelle
 
délicieuse petite aquarelle
 
liquidation du paternel
 
Paix à ses cendres dit l’enfant
 
il me battait
 
Qu’est-ce que tu dis
 
Je te demande si je peux descendre
 
Pour quoi faire
 
Pour voir si des fois papa n’est pas resté au bureau de
 
tabac
Va dit la mère et l’enfant s’enfuit
Il glisse sur la rampe de l’escalier et sous le porche il disparaît
Drôle d’immeuble situé boulevard
Pasteur
C’est dans cet immeuble que pieusement
 
demeure le pasteur
Boulevard
Il paye régulièrement son loyer au troisième sur la rue et il élève des chiens enragés
Soudain on frappe il ouvre
 
et recommencent les hurlements
Drôle d’immeuble
C’est monsieur
Clapotis l’homme qui a eu des malheurs
Et il engueule le pasteur
 
Ernest de ton prénom
 
Pasteur de ta profession
 
pourquoi élèves-tu des chiens enragés
 
pourquoi la nuit veux-tu les forcer à prier
 
pourquoi leur parles-tu en latin
 
quand ils ont envie d’aboyer
 
Laisse-les tranquilles
 
fous-leur la paix
 
Et le pasteur veut s’expliquer
 
mais
Clapotis le voisin du dessus
 
regarde le pasteur en dessous
 
Et il crie
 
Ça va ça va je sais
 
je connais
 
il y en a qui élèvent des enfants
 
d’autres qui élèvent des poulets
 
ou des vaches
 
Moi j’élève la voix
 
et il recommence à gueuler
 
J’élève aussi des cochons dinde
 
Mais vous pouvez fouiller partout
 
partout
 
partout pasteur
 
puisque c’est votre métier
 
de fouiller dans les intérieurs
 
mais jamais vous ne les trouverez
 
je les élève avec du son
 
je gueule
 
plus je gueule plus ils grandissent
 
et quand ils sont grands ils s’en vont
 
à l’anglaise
 
comme la pomme
 
et des
Indes quelquefois je reçois une carte
 
Carte postale
 
Cher papa
 
nous allons bien lettre suit
 
Signé
Cochon numéro deux
Cochon numéro trois
 
Mais la lettre ne suit pas
 
alors je grimpe sur la tour
 
et je gueule à l’ingratitude
 
et je miaule à la solitude
 
et plus je gueule plus ils se foutent de ma gueule
 
là-bas au
Bengale dans les
Indes
 
les sales petits cochons d’Inde
 
Mais on demande le pasteur pour un mariage
 
il s’excuse
 
se cure les oreilles prend son chapeau et s’en va
 
laissant là
 
le voisin du dessus
 
sang dessus dessous
 
et qui pleure
 
Drôle d’immeuble
 
C’est au quatrième qu’elle habite
 
la jolie petite
Marguerite
 
mais son mariage ne se fera pas
 
et lorsque le pasteur
 
le sourire aux lèvres
 
pénètre dans l’appartement
 
il se trouve en présence de la vraie pâleur de cire
 
dont il est question dans tant de romans
 
Comme des factionnaires devant leur guérite
 
le papa et la maman
 
 
 
sont plantés devant
Marguerite
 
et ils sont tout à fait blancs
 
et
Marguerite plus blanche encore
 
beroe dans la corbeille de mariée
 
un nouveau-né fraîchement mort
 
Drôle d’immeuble
 
L’homme qui s’est jeté par la fenêtre
 
en cherchant le bruit de la mer
 
c’était le père
 
enfin celui que la jeune fille aimait
 
On l’appelait
Lagardère
 
parce qu’il était bossu
 
De son métier il était jardinier
 
qu’on disait
 
mais entre ce qu’on dit et ce qu’on sait
 
il y a un monde
 
c’est dans ce monde que le bossu vivait
 
Et le soir d’orage
 
un vrai soir d’orage avec foudre
 
tombant sur l’église
 
et traversant le verre à bordeaux
 
sans brûler les doigts du bedeau
 
la foudre quoi l’orage
 
pas la goutte militaire
 
la foudre bref
 
le soir d’orage où
Marguerite vint
 
dans la chambre du bossu
 
quel beau soir vraiment
 
Chez le voisin du dessus parti on ne sait où depuis
 
longtemps il y avait un personnage tout noir
 
 
 
qui jouait du vas-y-voir
 
au fond d’une malle
 
dans les bas-fonds de l’appartement
 
Et le bossu reçut
Marguerite la nuit
 
comme on reçoit le jour une lettre d’amour
 
Il n’osait pas la décacheter
 
Cependant
 
tendrement sournoisement rageusement
 
quelqu’un sur le palier
 
sanglotant les épiait
 
et par la porte par mégarde encore entrebâillée
 
couvait
Marguerite des yeux
 
tout en la dévorant du regard
 
Quelqu’un c’était
Azor
 
le chien modèle
Azor
 
le modèle des chiens de la meute au pasteur
 
Le bi-bi le bi-en
 
le bien neu-neu
 
le bienheureux
Za-Zor
 
comme l’appelait le grand sermonneur
 
qui devant l’Éternel était aussi un grand bégayeur
 
et qui aimait à préciser
 
Le bienheureux
Azor
 
plus zu-zu
 
plus zu-main que le plus zu-zu
 
zumain des zumains
 
Il ne lui manque que
 
que la pa-pa
 
que la pa-role
 
di-di di-divine
 
bien entendu-du
 
Comment aurait-il pu savoir
 
le bienheureux pasteur
Boulevard
 
que le malencontreux et mal content
Azor
 
tout comme le bossu
 
portait
Marguerite dans son cceur
 
et ailleurs
 
Bref
 
les deux soupirants
 
chacun sur une chaise
 
échangeaient des idées
 
dans l’obscurité
 
Oh disait le bossu
 
si j’avais une théière
 
et des petites cuillères
 
je vous ferais du thé
 
Il tournait autour de la théière
 
sans oser aborder le
Grand
Sujet
 
mais il n’y avait pas de théière
 
la conversation languissait
 
Alors il se mit à lui raconter
 
l’histoire d’un très ancien arrière-arrière-grand-père
 
héréditaire petit bossu dans la rue
Quincampoix
Est-ce vrai qu’il va y avoir la guerre aimez-vous les cravates à pois
Moi j’ai peur des souris
Et moi j’ai peur des rats
Comme ça se trouve mon fiancé est barbu jamais je ne pourrai l’aimer c’est affreux une barbe
 
j’ai horreur des infirmités
 
Merci dit le bossu
 
Pourquoi
 
Pour rien
 
Et il se met à songer que malgré toutes les précautions
 
prises un jour elle saura
Toutes les précautions prises
Par exemple
 
se montrer toujours de face
 
donner de l’argent au concierge pour qu’il se taise et porter un grand pardessus raglan de coupe anglaise
Il souffre le bossu il voudrait lui dire
J’ai une bosse aime-moi quand même aime-moi autant aime-moi davantage
Mais toujours sur les images le
Cupidon est joufflu rarement bossu
 
Vous avez une belle voix dit
Marguerite surtout quand vous vous taisez et elle rapproche sa chaise
La chaise grince sa voix tremble le bossu chante et lui prend la main
 
Moi aussi
Marguerite j’ai horreur des infirmités comme on s’entend bien
Ils se touchent la main
 
et la foudre qui sans doute avait oublié quelque chose
 
la foudre revient
 
elle déshabille complètement
Marguerite
 
pauvre petite
 
et ne laisse au bossu qu’un lambeau d’étoffe
 
juste de quoi lui cacher la bosse
 
Et le bossu hurle à l’amour
 
et le malheureux
Azor à la mort
 
et le père
Clapotis court dans les corridors
 
une carte postale à la main
 
Cochon dinde quatre-vingt-six
 
Drôle d’immeuble
 
Soudain il voit
Azor
 
la gueule pleine d’écume
 
et de cris et de fleurs
 
et qui pleure
 
Et tout le malheur des pauvres chiens collés sous la
 
pluie pleure avec lui
Drôle d’immeuble que je vous dis
Drôle d’immeuble
Le mariage est manqué le pasteur perd sa journée
Mais la porte s’ouvre et c’est l’entrée du fiancé le barbu qui s’est fait beau il a des fleurs à la main mais elles sont beaucoup moins belles que celles du
 
chien
Il est protestant le barbu c’est pour ça que le pasteur devait faire l’affaire du mariage
 
Vous ici dit
Marguerite
 
n’avez-vous pas reçu ma lettre
 
Les écrits s’en vont les paroles restent
 
un jour vous m’avez dit
Je t’aime
 
dit le barbu avec un sourire fringant
 
Soudain il voit la mère le père le berceau et l’enfant
 
et sa barbe tremble
 
et ses mains sont moites
 
Dans ma lettre
 
je vous disais vos quatre vérités
 
la première et les trois autres
 
Regardez de tous vos yeux si vous en avez assez pour
 
voir regardez dit
Marguerite couché sur les petites ouillères en vermeil vautré sur les montres en or l’enfant mort
Ce n’est pas vous le père ni moi non plus puisque je suis sa mère alors n’en parlons plus je vous le donne c’est mon cadeau de noces
Mais la porte s’ouvre une fois de plus
Drôle d’immeuble
Le chien entre et d’un coup d’œil de chien il réalise la situation il laisse tomber ses fleurs sur le tapis et comprend que tout est fini
Il n’est pas seulement fou de rage ce bon chien de patronage
 
 
 
mais aussi d’amour de misère et de jalousie
 
Il bondit
 
et le voilà qui court autour de la pièce en hurlant
 
Il a un os dans la gueule
 
mais la viande de l’os gueule aussi
 
c’est la viande du barbu
 
Elle est attachée à l’os la viande du barbu
 
Il ne sait pas le nom de l’os
 
le barbu
 
mais il sait qu’il est à lui
 
l’os de sa jambe
 
de sa jambe à lui
 
Et l’os craque
 
et toute la viande
 
toute la tête du barbu craque avec lui
 
Et voilà que ça recommence
 
les cris
 
Drôle d’immeuble
 
Tiens-toi tranquille
Azor
 
dit le pasteur
 
tu vas faire pleurer
Notre-Seigneur
 
Mais
Notre-Seigneur pour
Azor
 
c’est un nom à coucher dehors
 
Pour moi aussi d’ailleurs
 
dit le facteur
 
qui entre en souriant
 
J’ai retrouvé la lettre
 
Il la tient à la main
 
et garde son képi sur la tête
 
Mais
Marguerite
 
sur la pointe des pieds s’est sauvée
 
 
 
Elle monte quatre à quatre l’escalier
 
elle entre dans la chambre
 
où vivait celui qui s’est tué
 
Et le réveille-matin
 
le réveille de son amant
 
lui sonne sa dernière heure tendrement
 
Elle se jette à son tour
 
Un coeur à la mer dit le concierge
 
et il balaie le corps
 
Soudain les hurlements redoublent
 
le pasteur arpente la cour
 
de ses longues jambes effilochées
 
aboyant à la lune au soleil aux étoiles et à l’obscurité
 
Décidément
 
dit le concierge
 
ils sont tous enragés
 
Drôle d’immeuble
 
et si ça continue je vais déménager.
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