Chargement...

Un ami dort

Tes mains jonchant les draps étaient mes feuilles mortes.
           Mon automne aimait ton été.
Le vent du souvenir faisait claquer les portes
           Des lieux où nous avons été.
 
Je te laissais mentir ton sommeil égoïste
           Où le rêve efface tes pas.
Tu crois être où tu es. Il est tellement triste
           D’être toujours où l’on n’est pas.
 
Tu vivais enfoncé dans un autre toi-même
           Et de ton corps si bien abstrait,
Que tu semblais de pierre. Il est dur, quand on aime,
           De ne posséder qu’un portrait.
 
Immobile, éveillé, je visitais les chambres
           Où nous ne retournerons point.
Ma course folle était sans remuer les membres,
           Le menton posé sur mon poing.
 
Lorsque je revenais de cette course inerte,
           Je retrouvais avec ennui,
Tes yeux fermés, ton souffle et ta main grande ouverte,
           Et ta bouche pleine de nuit.
 
Que ne ressemblons-nous à cet aigle à deux têtes,
           À Janus au double profil,
Aux frères Siamois qu’on montre dans les fêtes,
           Aux livres cousus par un fil ?
 
L’amour fait des amants un seul monstre de joie,
           Hérissé de cris et de crins,
Et ce monstre, enivré d’être sa propre proie,
           Se dévore avec quatre mains.
 
Quelle est de l’amitié la longue solitude ?
           Où se dirigent les amis ?
Quel est ce labyrinthe où notre morne étude
           Est de nous rejoindre endormis ?
 
Mais qu’est-ce que j’ai donc ? Mais qu’est-ce qui m’arrive ?
           Je dors. Ne pas dormir m’est dû.
À moins que, si je dors, je n’aille à la dérive
           Dans le rêve où je t’ai perdu.
 
Dieu qu’un visage est beau lorsque rien ne l’insulte.
           Le sommeil, copiant la mort,
L’embaume, le polit, le repeint, le resculpte,
           Comme Égypte ses dormeurs d’or.
 
Or je te contemplais, masqué par ton visage,
           Insensible à notre douleur.
Ta vague se mourait au bord de mon rivage
           Et se retirait de mon cœur.
 
La divine amitié n’est pas le fait d’un monde
           Qui s’en étonnera toujours.
Et toujours il faudra que ce monde confonde
           Nos amitiés et nos amours.
 
Le temps ne compte plus en notre monastère.
           Quelle heure est-il ? Quel jour est-on ?
Lorsque l’amour nous vient, au lieu de nous le taire,
           Vite, nous nous le racontons.
 
Je cours. Tu cours aussi, mais à contre machine.
           Où t’en vas-tu ? Je reviens d’où ?
Hélas, nous n’avons rien d’un monstre de la Chine,
           D’un flûtiste du ciel hindou.
 
Enchevêtrés en un au sommet de vos crises,
           Amants, amants, heureux amants...
Vous être l’ogre ailé, niché dans les églises,
           Autour des chapiteaux romans.
 
Nous sommes à deux bras et noués par les âmes
           (C’est à quoi s’efforcent les corps.)
Seulement notre enfer est un enfer sans flammes,
           Un vide où se cherchent les morts.
 
Accoudé près du lit je voyais sur ta tempe
           Battre la preuve de ton sang.
Ton sang est la mer rouge où s’arrête ma lampe...
           Jamais un regard n’y descend.
 
L’un de nous visitait les glaces de mémoire,
           L’autre les mélanges que font
Le soleil et la mer en remuant leurs moires
           Par des vitres, sur un plafond.
 
Voilà ce que ton œil intérieur contemple.
           Je n’avais qu’à prendre ton bras
Pour faire, en t’éveillant, s’évanouir le temple
           Qui s’échafaudait sur tes draps.
 
Je restais immobile à t’observer. Le coude
           Au genou, le menton en l’air.
Je ne pouvais t’avoir puisque rien ne me soude
           Aux mécanismes de ta chair.
 
Et je rêvais, et tu rêvais, et tout gravite.
           Le sang, les constellations.
Le temps qui point n’existe et semble aller si vite,
           Et la haine des nations.
 
Tes vêtements jetés, les plis de leur étoffe,
           Leur paquet d’ombre, leurs détails,
Ressemblaient à ces corps après la catastrophe
           Qui les change en épouvantails.
 
Loin du lit, sur le sol, une de tes chaussures
           Mourait, vivait encore un peu...
Ce désordre de toi n’était plus que blessures.
           Mais qu’est-ce qu’un dormeur y peut ?
 
Il te continuait. Il imitait tes gestes.
           On te devinait au travers.
Et ne dirait-on pas que ta manche de veste
           Vient de lâcher un revolver ?
 
Ainsi, dans la banlieue, un vol, un suicide,
           Font un tombeau d’une villa.
Sur ces deuils étendu, ton visage placide
           Était l’âme de tout cela.
 
Je reprenais la route, écœuré par le songe,
           Comme à l’époque de Plain-Chant.
Et mon âge s’écourte et le soleil allonge
           L’ombre que je fais en marchant.
 
Entre toutes cette ombre était reconnaissable.
           Voilà bien l’allure que j’ai.
Voilà bien, devant moi, sur un désert de sable,
           Mon corps par le soir allongé.
 
Cette ombre, de ma forme accuse l’infortune.
           Mon ombre peut espérer quoi ?
Sinon la fin du jour et que le clair de lune
           La renverse derrière moi.
 
C’est assez. Je reviens. Ton désordre est le même.
           Tu peux seul en changer l’aspect.
Où l’amour n’a pas peur d’éveiller ce qu’il aime,
           L’amitié veille avec respect.
 
Le ciel est traversé d’astres faux, d’automates,
           D’aigles aux visages humains.
Te réveiller, mon fils, c’est pour que tu te battes.
           Le sommeil désarme tes mains.
Autres oeuvres par Jean Cocteau...



Top