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Selkirk

A Bristol, sur le quai, le nom de Lion rouge
Désigne un lieu connu de tous les gens de mer :
Taverne du nommé Walkins, honnête bouge,
Où l’aie est sans pareille et ne coûte pas cher.
 
Cent marins attablés trinquent dans un nuage ;
On a peine à s’entendre, on a peine à se voir ;
On fume, on rit, on joue.—Un grave personnage,
Un sage ici, pourtant, à son jour vient s’asseoir.
 
Tête que le malheur plus que le temps fit blanche,
Œil dont le vif éclair perce un voile d’ennui.
Chacun l’aime d’instinct : Gentilhomme Dimanche
Est le nom que l’écho murmure autour de lui.
 
Il demeure caché six jours de la semaine.
Que fait-il tout ce temps ? Buveurs, le savez-vous ?
Non ; mais chaque dimanche à la nuit le ramène,
Toujours en linge blanc, toujours pensif et doux.
 
Un soir que dans son angle, un coude sur la table,
Il rêvait, des buveurs écoutant les propos,
On vit entrer un homme, étrange, invraisemblable,
Dont l’aspect, un moment, fit négliger les pots.
 
Contre toutes les lois de la sainte coutume
L’habit du nouvel hôte effrontément péchait :
Il portait un chapeau moitié jonc, moitié plume,
Et la peau d’une chèvre à son dos s’attachait.
 
La langue à son usage, en sifflant gazouillée,
N’était pas moins rebelle au rudiment saxon :
Etait-ce un bruit du vent à travers la feuillée ?
De quelque oiseau des bois était-ce la chanson ?
 
Quand il fut mieux compris enfin de l’auditoire
(Toute langue est bientôt familière aux marins),
Il prit place à la table et conta son histoire,
Non sans longer parfois le roman... je le crains.
 
Dans l’Océan du sud, orageuse étendue,
Il avait, disait-il, vécu sept ans entiers,
Sur un îlot désert créature perdue,
Et n’ayant pour amis que ses chers cocotiers.
 
Quel secret fut le sien pour vaincre la nature ?
Il priait le Seigneur, son unique témoin,
Demandait au travail demeure, habits, pâture,
Et trouvait le génie à force de besoin...
 
Il parlait ;—le client du Dimanche, le sage,
En silence écoutait, plein d’un vague frisson.
Lève le front, Selkirk ! Réjouis-toi, sauvage :
Tu vivras immortel... tu seras Robinson !

Les Poèmes de la mer (1859)

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