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La barque aux deux sommeils

I
 
Glisse la barque étroite aux deux sommeils
Qui respirent l’un près de l’autre, sans recherche
De rien, dans l’immobilité, qu’un même souffle.
À l’aube le courant va plus rapide,
 
La barre qu’on n’entend pas de nuit gronde là-bas,
L’enfant qui joue à l’avant de la barque
Alors a compassion et se rapproche
Car ceux qui dorment là n’ont pas de visage,
Rien que ces deux flancs nus qui firent confiance
L’un à la joie de l’autre ; et l’aube est froide,
L’eau sombre a des reflets d’une autre lumière.
 
Il s’approche, il se penche,
Il voit dans leur travail l’homme, la femme,
C’est une terre pauvre, dont les voies
Sont emplies d’eau comme après les orages.
 
Il place dans ce sol
Le germe d’une plante, qui recouvre
De ses palmes bientôt, sans souvenirs,
Le lieu de l’origine, aux rives basses.
 
C’est elle qu’il pressent, depuis déjà
Les premiers mots en lui, quand il regarde
Monter le soir ces piliers de fumée
Là-bas, loin dans la paix des deux branches du fleuve.
 
Et c’est elle qu’il veut, contre le ciel,
Voir croître chaque jour, dans l’évidence
Des oiseaux qui se croisent en criant.
Il ira tard le soir dans son feuillage,
 
Il cherchera le fruit dans la couleur,
Il en pressera l’or dans ses mains paisibles,
Puis il prendra la barque, il ira poser
Le vin du temps désert, dans une jarre,
 
Au pied du dieu du rêve, agenouillé
Les yeux clos, souriant,
Dans les herbes lourdes de graines du bord du fleuve.
 
II
 
Ils dorment.
Fut vaincu enfin le temps qui œuvre
Contre toute confiance, toute joie.
Peut-être même que leur forme laisse sourdre
 
La lumière du rêve, qui ruisselle
Devant beaucoup des barques qui avancent
Avant le jour dans les pays de palmes.
 
Ils dorment.
Et l’enfant revient à la proue,
Il contemple à nouveau, qui étincelle
Maintenant, l’eau du fleuve.
Puis il rassemble
Des branches pour le feu, qu’il allume, serré
Dans un vase de terre.
Et il s’endort,
Coloré par la flamme qui veille seule.
 
III
 
Ils rêvent.
Dans la vie comme dans les images
C’est vrai que la valeur la plus claire avoisine
L’ombre noire de là où les mots se nouent
Dans la gorge de ceux qui ne savent dire
Pourquoi ils cherchent tant, dans le temps désert.
 
Ils vont.
Et la couleur qui brasse la nuée
Prend parfois par hasard dans ses mains de sable
Leur désir le plus nu, leur guerre, leur regret
Le plus cruel, pour en faire l’immense
Château illuminé d’une autre rive.
 
IV
 
L’étoile dans la chose a reparu,
Elle en grossit le grain qui se fait moins trouble,
La grappe de ce qui est donne à nouveau
La joie simple de boire à ceux qui errent,
Les yeux emplis de quelque souvenir.
Et ils se disent que peu importe si la vigne
En grandissant a dissipé le lieu
Où fut rêvée jadis, et non sans cris
D’allégresse, la plante qu’on appelle
Bâtir, avoir un nom, naître, mourir.
 
Car ils pressent leurs lèvres à la saveur,
Ils savent qu’elle sourd même des ombres,
Ils vont, ils sont aveugles comme
Dieu
Quand il prend dans ses mains le petit corps
Criant, qui vient de naître, toute vie.
 
Et tout alors, c’est comme un vase qui prend forme,
La couleur et le sable se sont unis.
Les mondes de l’imaginaire se dissipent.
Quelque chose s’ébauche qui ressemble
À des cailloux qui brillent dans l’eau claire.
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